
Extraits
Extraits de "Sombre retraite"

Vendredi 5 septembre, 7h A.M.
La tête lourde, la nuque raide et les yeux rougis par une longue nuit de veille, le commandant Gabriel Lambert se lève de son fauteuil de cuir. Il masse vigoureusement ses jambes ankylosées.
La lumière blanche du petit matin s'insinue à travers les tentures des portes fenêtres. Il se dirige péniblement vers le coin cuisine de son loft. Le percolateur automatique se met en marche. Il n'a pas besoin de consulter sa montre. L'odeur du café frais s'écoulant à grosses gouttes tient lieu de carillon.
Il tire les rideaux. Sept heures et aucun nuage dans le ciel parisien. Un vrai miracle. Sans doute, le seul de la journée. Pour le reste, il n'espère plus rien. Dans une semaine, il prendra sa retraite. Après deux ans de placard à errer dans les couloirs du 36 rue du Bastion. À la suite d’un changement de gouvernement et du départ de Lebrun, on a fermé définitivement le BCS . Du jour au lendemain, sans préavis. Il a du abandonner son minuscule bureau de la place Beauvau. On l'a installé dans une vaste pièce du 36, une salle sans armoire ni piles de dossier. Une façon de lui signifier qu'on n'a plus besoin de lui. On lui a juste laissé le choix du service à intégrer. Il est revenu à ses premières amours, la Crim’. Toutefois, on ne lui a attribué aucune équipe. Pendant des jours entiers, son téléphone reste muet, le fax ne crépite pas et le seul mouvement dans sa cage de verre du quatrième étage de ce bâtiment trop hygiénique, provient de la clim. On le maintient sous respirateur artificiel dans une forme de comas.
À cinquante deux ans, il a décidé d'anticiper sa demande de radiation des cadres. Sans conviction mais par nécessité. Pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Il a vu tant de collègues craquer sous la férule d’une administration cannibale. Des flics honnêtes, des fonctionnaires modèles poussés à la faute. Certains se sont laissés tenter. Ils se sont égarés sur les voies dangereuses de la violence ou du trafic. Quand il dirigeait l’IGPN, il en a auditionné des dizaines. Ils n’étaient pas tous des pourris. Simplement, à force de pression, ils avaient basculé. D’autres se donnent la mort au fond d’une baignoire avec leur arme de service ou ils la trouvent sciemment en prenant tous les risques au cours d’une opération kamikaze. Le nombre de suicides dans la police n’a pas cessé d’augmenter. Signe des temps, le nombre de flics sous amphétamines aussi.
La société n’est pas devenue plus violente comme certains le prétendent. Elle est sous tension. En perpétuelle crise de nerfs. En quelques années, elle a subi toute une série de transformations radicales. Elle ne retrouve plus ses marques. Elle est sortie des bois pour se retrouver dans une forêt de béton et d’acier. Elle a perdu le contact avec la terre en foulant l’asphalte et le goudron. Elle s’est déracinée. La France, ce grand pays rural, n’a plus aucune attache avec la nature, la vraie, la sauvage. Elle a abandonné le soin de la nourrir à une poignée de paysans. On parle de créer des zones sans humains dans le seul but de préserver les derniers biotopes. On se réfugie à l’intérieur des paradis artificiels, des centres de loisirs, des parcs avec ou sans animal, des réserves et bientôt dans le métaverse. De quoi devenir fou. Pas étonnant si le nombre de crimes irrationnels se multiplient. Bientôt, les médocs et la drogue ne suffiront plus à apaiser nos angoisses. Et les flics n’échappent pas à la règle. Eux qui ont la lourde tâche de maintenir l’ordre dans une société chaotique.
Le monde s'enfonce chaque jour un peu plus profondément vers un avenir d'aliénation. Dans toutes les acceptions du mot. Fous et prisonniers, voilà ce que l'on devient. Entièrement dépendants des objets que l'on a créés. La politique, elle aussi, en subit les conséquences. Elle ne sait plus garder un cap. Elle louvoie sans prendre de décisions pérennes. Elle multiplie les réformes. Elle met au pinacle ce qu’elle a loué la veille. Quand il a organisé le BCS, Lebrun était motivé par un souci d'efficacité. Cinq ans plus tard, on l'a démantelé sous la hantise de la transparence. Une notion qui s'est imposée dans tous les rouages de l’État. La transparence, la plus grande supercherie de ce siècle. Un univers vitré ou plutôt cerné de miroirs sans tain qui ne renvoient qu'un reflet déformant. Chaque acte de la vie quotidienne, public ou privé, est scruté par des médias de plus en plus intrusifs. Le droit à l'information, fumisterie! Les médias contrôlent tout. Mais qui contrôle les médias? Un quarteron de multimilliardaires parfois mystiques que l'on croit visionnaires et qui se prétendent investis de la tâche de rendre ce monde meilleur. En fait, ils sont tenaillés par le désir de devenir omnipotents. Pas à la façon d'un tyran, d'un autocrate manipulant à sa guise notre enveloppe charnelle mais à la manière des dieux antiques, grecs ou égyptiens, voulant s'accaparer de nos âmes. Si Gaby en est à présent persuadé, il le doit surtout à ses partenaires de la première équipe.
Que sont-ils devenus? Il n’en a pas eu de nouvelles depuis plusieurs mois. Sabrina Preston, devenue Madame Pasquet, a obtenu le grade de commandant et le poste de commissaire de son patelin situé sur la ceinture dorée de l’Île de France. À l’époque, épaulé par Lebrun, Gaby avait usé de son influence pour la pistonner. Par la suite, dans la foulée de sa promotion, Sabrina accepte la demande en mariage de David. Des noces romantiques avec robe blanche et voyage de noces à Venise. Un an après, elle met au monde une petite Julie. En ce moment, elle doit pouponner dans son pavillon de banlieue cossue. Quant à Tahar Lamy, le beau gosse de la psychologie, il a quitté l’INPS après la dissolution du Bureau. Il a repris ses recherches universitaires et mène toujours une existence de riche dandy en compagnie de son éternelle fiancée, Sibylle, une célèbre avocate internationale. Seul Bertier, le mastodonte du laboratoire de médecine légale, continue de vampiriser les salles glacées de la morgue de Saint Denis.
Gaby ne les contacte que rarement. À peine un coup de téléphone pour le nouvel an et pour leur anniversaire. Il ne les a pas oubliés pour autant. C’est même à cause d’eux qu’il vient de passer une nuit blanche. Désœuvré, il s’est mis en tête de coucher sur le papier le récit de leurs aventures. Lui l’homme d’action aspire à devenir un homme de lettres. Non sans peine. Il a sué toute l’eau de son corps pour écrire la trame de son manuscrit et l’ébauche d’un premier chapitre, la malédiction de la Bête. Il a déjà trouvé le nom des suivants, la Macumba du Pacifique, Anges et démons, les placards du Palais Bourbon et l’or maudit de Forcalquier . S’il se livre à cette tâche, ce n’est pas par nostalgie mais c’est pour se donner une occupation, un moyen de rompre l’ennui qui le guette et risque de le dévorer.
Huit heures viennent de sonner à la cloche de Notre Dame des Champs. Il ouvre le volet de l’immense verrière de son loft pour laisser entrer la lumière. La salle de deux cents mètres carrés, sans aucune cloison, a été aménagée dans la réserve d’une ancienne manufacture de baleines de parapluie. Il monte le niveau de la climatisation. La chaleur de ce début de mois de septembre est déjà étouffante. Derrière la protection du double vitrage, les klaxons et les vrombissements des moteurs lui parviennent assourdis. A ce moment de la matinée, le trafic reste toujours dense sur le boulevard Montparnasse, une des rares artères entièrement ouvertes à la circulation automobile. Il se dirige vers la porte de son ascenseur personnel, en fait, le vieux monte-charge de la fabrique. Aucun escalier ne conduit à son appartement. Il est isolé dans son donjon et il s’en réjouit. Il n’a jamais aimé la promiscuité. Le maître verrier est le seul voisin qu’il est amené à croiser. L’artiste a installé son atelier au rez-de-chaussée et il ne reçoit pas de clientèle. Ses précieuses réalisations sont destinées à l’exportation principalement vers le Japon.
Gaby ne rencontre jamais les résidents du premier étage, la plupart, des jeunes cadres ou des étudiants trop heureux de pouvoir vivre en centre ville dans leur étroit studio. La crise du logement à Paris intra-muros est devenue cataclysmique. S’il n’avait pas eu la bonne idée d’acheter, voilà déjà vingt ans, un espace dans ce bâtiment voué à la destruction, à l’heure actuelle, il aurait du rejoindre son Sud natal comme le font bon nombre de franciliens. Il l’aurait regretté. L'enfant de la Marsiale est devenu, d’année en année, un parfait parigot. Il connaît la capitale mieux qu’un natif pour l’avoir parcourue, tout jeune flic de la Crim', de jour comme de nuit. Il a fini par s’attacher à ses pavés luisants, à ses rues encombrées, à ses monuments grandioses, à ses cabarets et à ses bars de nuit, à sa faune bigarrée de touristes, d’étudiants, de travailleurs de l’aube, de ceux du crépuscule, de ses voyous, de ses putes, de ses clochards et de ses rats. On l’a parfois envoyé enquêter en outre-mer dans le fin fond de contrées où l’homme n’a pas sa place, dans les forêts de Guyane ou de la Réunion. Pourtant la seule jungle qu’iel trouve fascinante, c’est la jungle urbaine.
La porte de l’ascenseur s’ouvre dans le couloir d’entrée. Il se dirige aussitôt vers sa boîte aux lettres pour récupérer les journaux du matin. Il est abonné au Monde, à Libération et au Parisien. Il ne commence jamais une journée sans en avoir parcouru les titres et les chapeaux. Quand l’un d’eux attire son attention, il prend le temps de lire l’article. Après être remonté dans sa tour de guet, il se sert une rasade de café, se cale au fond du canapé et étale sur la table basse les trois journaux. Les manchettes sont révélatrices. Chaque rédaction a ses dadas. En pleine première page de Libé, un cliché de l’Océan Viking avec dessous en gros caractères «Migrants la tragédie continue!». Plus discret, le Monde titre sans aucune photo, «Chine, le dragon se réveille». Quant au Parisien, il présente à la Une un panorama de la criminalité. En général, bien que de partie pris, ses articles sont de bonne qualité. Il faut dire que grâce à leurs nombreux contacts dans les milieux de la police et de la justice, ses journalistes détiennent des informations solides et souvent inédites.
Tout en dégustant son café brûlant, Gaby en feuillette les pages. Histoire de rester dans le coup à l’entame de sa dernière semaine de travail. Toujours les mêmes faits divers sordides. Un multi récidiviste a violé et étranglé une fillette. Une bande de jeunes a foutu le feu à une voiture de patrouille. Des cambrioleurs ont violenté un couple de retraités. Suivent les sempiternelles réflexions des scribouillards sur l’efficacité du gouvernement. Rien de bien nouveau. Un entrefilet attire pourtant son attention.
Un homme dans la région de Pontorson a disparu depuis trois jours sans laisser de traces. Sa femme a alerté la police quand elle ne l’a pas vu revenir à la tombée de la nuit. En général, pour un adulte, on attend plusieurs jours avant de lancer des recherches. Mais c’est la personnalité du disparu qui a incité les autorités à se mettre en chasse. Il s’agit, révèle l’article, d’un ancien haut fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur, un certain Antoine Lebrun. Gaby ne lâche plus des yeux le journal. Les mots se bousculent dans son cerveau. Lebrun! il n’a jamais su son prénom ni si Lebrun est son véritable nom, encore moins où il habite mais les coïncidences sont trop troublantes pour ne pas se poser des questions. Lebrun, l’homme de l’ombre, rattrapé par l’obscurité. Son bébé, le BCS dissous. Y a-t-il un rapport entre les deux événements?
Gaby n'a pas le temps de se perdre en conjonctures. Pendant une semaine encore, il officie à la Crim' en tant que commandant. Il va profiter de cet avantage pour mener sa propre enquête au lieu de se morfondre dans son bureau. Bien entendu, il n'en informera personne. Il ne risque pas grand-chose. Tout au plus, on oubliera de lui organiser son pot de fin de carrière. Quant à sa présence au 36, elle ne sera pas plus indispensable que ces derniers mois.
Par où commencer? En premier, trouver l’adresse de Lebrun. Il relit l’article. Comme souvent, il est seulement signé par des initiales. RG. RG pour un reporter du service Justice et Police, cela va de soi. Gaby s’en amuse d’autant plus qu’il connaît le personnage. Le type en question n’est pas du genre passe-murailles. Grand et gras, le visage rougeaud et la barbe broussailleuse, Robert Garrigue a gardé l’accent de sa Provence natale et il n’est pas discret ni dans sa faconde ni dans sa mise. À l’heure actuelle, il doit traîner en sandales, bermuda à fleurs et chemise hawaïenne à la Gitane pour prendre son premier apéro. Ce bar tabac, plutôt familial n’est pas trop loin du siège du journal et le journaleux aime y traîner ses guêtres pour écouter les potins du matin. Humer l’air du temps comme il aime à le dire. Gaby se demande bien ce qui compose l’actualité, les nouvelles de comptoir ou les enquêtes des rédactions. En fait, les unes et les autres s’alimentent mutuellement.
Il n’a pas pris le temps de dormir mais il veut en avoir le cœur net. Il monte à la mezzanine prendre une douche revigorante. Rasé de frais, il enfile une chemise blanche sur un pantalon de lin. Dehors, les rayons du soleil brûle déjà la peau de son crâne dégarni. Il ne porte jamais de chapeau encore moins de casquette. Il a des goûts classiques sans aucune originalité. Toutefois, sa haute taille, ses yeux azur et sa silhouette de sportif attirent toujours les regards féminins. Avant de partir, il jette un œil sur sa Mercédes S 500 gris métallisé sagement garée au fond de la cour. Il n'en a pas besoin. Le boulevard de Grenelle ne se trouve qu'à quelques pâtés de maisons de son domicile. Si la canicule persistante ne rendait pas la marche si pénible, il le rejoindrait à pieds. Mais, en l’occurrence, il opte pour le métro.
D'un pas alerte, il se dirige vers la bouche de la station Montparnasse-Bienvenue. Direction Bir Hakeim. Dans la rame, il retrouve la foule compressée des abonnés du matin. Des collégiens en route vers leur salle de classe, l’air joyeux au début d’une nouvelle année scolaire, des cadres le regard dans le vide, l’attaché case à la main et l’écouteur de leur smartphone au creux de l’oreille, des secrétaires et des vendeuses souvent en duo ou en trio papotant et ponctuant leurs anecdotes de leur rires clairs mais aussi des retraités surpris de se trouver là à ce moment précis de la journée alors qu’ils ont tout le loisir de choisir les heures creuses et des visiteurs du monde entier aux yeux baladeurs, le doigt sur le déclencheur de l’appareil photo. En dépit de leurs efforts pour se camoufler dans le flot, Gaby identifie également quelques flics en civil de la police des transports traquant les frotteurs, les mendiants, les pickpockets et les pittoresques musiciens des rues, la guitare ou le bandonéon en bandoulière, pressés d’achever leur couplet pour faire tourner le chapeau et passer dans la rame suivante. Dernier jour de la semaine. Dès quinze heures, tout ce petit monde prendra le chemin du retour dans un joyeux brouhaha et les grands boulevards s’encombreront de milliers de véhicules en train de fuir la capitale. Éternelle exode hebdomadaire laissant la place aux touristes et à tous les margoulins prêts à leur vider les poches.
Cinq stations plus tard, Gaby remonte à l'air libre. Enfin, façon de parler. Axphixiée par des nuages de particules fines, la capitale n'est pas réputée pour exhaler le parfum des roses. A quelques mètres de distance, la Seine déroule son tapis d'eau sombre. De là, on en sent déjà les remugles rances. Et dire que des jeunes y piquent parfois une tête. Ils ne doivent pas avoir peur d'attraper des champignons. En face de lui, bien campée sur ses pattes de métal, dressée comme une girafe sans tête, la Grande Dame Eiffel tutoie les nuages. A sa gauche, le pont Bir Hakeim avec ses amples arches de fer continue de protéger les clodos. Il complète le tableau de l’ère de l’acier et de la sueur ouvrière. En y pensant, Gaby se met à siffloter ''les mains d'or'' .
Il presse le pas. Le boulevard de Grenelle n’est pas particulièrement agréable. Il passe sans s'arrêter devant le siège du Parisien coincé entre deux clapiers gigantesques pour habitants à revenus modérés. Il pourrait tenter d'y aller chercher des renseignements mais il préfère garder un caractère officieux à ses investigations. Il longe la façade d'un Franprix devant lequel se tient un colosse africain en guise de Cerbère. Au loin il aperçoit déjà le carrefour Grenelle-Desaix et dans l’angle, le bar tabac La Gitane surmonté de son losange rouge.
Quelques clients boivent leur petit noir sur la parodie de terrasse composée de quatre tables serrées entre le mur et le trottoir. Sans s'en soucier, Gaby franchit le seuil du bistrot. Il est sûr d'y trouver Garrigue accroché au comptoir. Il ne se trompe pas. L’obèse rédacteur du Parisien, en légère tenue fleurie, se trémousse sur un haut tabouret tremblant sous son poids. Il a entamé une longue conversation avec le barman. Les coudes appuyés sur le zinc. ce dernier l’écoute religieusement tout en lui servant une bonne rasade de Ricard.
«On prend son médicament, Robert!, l’apostrophe Gaby le ton moqueur.
-Commandant Lambert, il y a bien longtemps qu’on ne vous voit plus dans les parages. Quel bon vent vous amène? -En général, ce n’est pas un zéphyr mais un bon coup de Mistral façon tempête.
-Je présume, lui répond l’autre du tac au tac, que vous ne venez pas voir l’homme mais surtout le journaliste. -Tu as tout compris Robert mais allons nous asseoir dans un coin plus discret.», lui propose-t-il en lui désignant le barman, l’oreille à l’affût, en train de faire semblant d’essuyer des verres.
La salle est petite et une jeune serveuse, chemisier blanc et minijupe plissée, les cheveux remontés en chignon, dresse déjà les tables pour le repas de midi. En passant, elle gratifie Gaby d’un sourire moins commercial qu’il n’y paraît. Le commandant n’est pas dupe. Il n’ignore pas qu’il plaît aux jeunes femmes mais il sait aussi qu’elles se lassent vite après avoir découvert son métier et son manque de fantaisie.
«Vous pouvez vous installer ici., Messieurs, vous y serez tranquilles.», minaude-t-elle visiblement charmée. Autour d’une table ronde, deux chaises Thonet leur tendent leurs bras recourbés pour mieux les enlacer.
«Je vous offre quelque chose, commandant?», lui demande courtoisement Garrigue.
Il est bien trop tôt pour picoler. Il jette un œil dégoûté sur le liquide ambré au fond du verre du scribouillard et il opte pour un café noir et serré.
«Je vous écoute, commissaire. Vous avez de l’inédit à me balancer?
-Non!, l’interrompt immédiatement Gaby pour ne pas lui donner des faux espoirs, c’est toi qui vas m’en apprendre.»
L’autre, interloqué, le regarde les yeux ronds.
«Et que puis je apprendre à un aussi fin limier?, persifle-t-il.
–Tu viens de signer un article sur une étrange disparition. -Ah? L’affaire Lebrun. Pourquoi? Je n’aurai pas du?
– Que vas-tu t’imaginer?, lui rétorque-t-il amusé, Nous ne sommes pas en Corée du Nord, nous ne contrôlons pas la presse. Tu peux bien écrire ce que tu veux tant que tu restes dans le cadre de la loi. Je veux simplement connaître l’adresse de Lebrun. Je suppose que tu as mené ton enquête sur place.
-Évidemment, j’ai même interviewé l’épouse. Permettez moi de m’étonner commandant. Pourquoi vous adressez vous à moi? Il suffit de demander à vos collègues.
-Ça, ça me regarde, Garrigue. Donne moi plutôt l’adresse de Lebrun à Pontorson et raconte moi le contexte.
-Le gars habite en centre ville dans une maison de village avec jardin au numéro huit de la rue du Cheftel. D’après ce que j’en sais, il est à la retraite et occupe la plupart de ses loisirs à jouer les ornithologues. Cet après-midi là, il prend sa voiture, ses jumelles et roule en direction de la réserve du marais de Sougéal. Le soir, son épouse attend en vain son retour. D’après ce qu’elle m'en a dit, ce n’est pas dans ses habitudes. Apparemment, ils mènent tous les deux une vie rangée. Toutefois, quand Madame Lebrun signale son absence à la gendarmerie, on aurait pu s’attendre qu’elle soit gentiment éconduite. Sans des preuves avérées d'une disparition inquiétante, on n’entreprend pas des recherches pour un adulte qui s’évapore dans la nature. Or, après l’avoir entendue, on met aussitôt en place le plan d’alerte. Intrigant non?»
Gaby en connaît le motif mais il s’abstient de le lui révéler. Il avale son café d’une traite et prend congé avant que l’adipeux journaliste s’avise de devenir trop curieux.
Sans plus s’attarder, Gaby regagne son domicile. Un cycle de sommeil de quelques heures s’impose, le temps de recharger les batteries. Ensuite, il s’offrira un voyage à Portonson. A peine entré, il se couche et s’endort aussitôt. Midi vient de sonner quand il quitte le monde des rêves. Il se prépare un copieux petit déjeuner, un subtil mélange entre en cas et repas. Deux œufs cassés sur un lit de lardons et de morilles accompagnés d'un plateau de fromages et arrosé de café et d’eau fraîche. Il lui faut garder l’esprit clair.
Il consulte l’itinéraire sur la carte. La Basse Normandie, une des destinations préférées des Parisiens, n’est pas si proche. Il rejette néanmoins l’idée de la rejoindre en train. Il a impérativement besoin d’un véhicule sur place. Il prendra sa Mercédes. Trois heures et demi de conduite l’attendent. Il est temps de se mettre en route avant la ruée des départs en week-end.
Après l’enfilade des rues de Saint Germain, il passe sur la rive droite au niveau du Pont de la Concorde pour descendre les Champs Élysées jusqu’à l’entrée du tunnel de l’Étoile. Arrivé sur le boulevard Charles de Gaulle, il emprunte l’entrée de l’A13 pour sortir de l’agglomération parisienne. Juste à temps. Déjà le trafic s'intensifie. Direction Rouen. Ce n’est pas le chemin le plus court mais c’est le plus rapide. La ligne droite passe par Alençon entourée de collines et de routes sinueuses. Le paysage de forêts et de reliefs escarpés dans le massif d'Écouves séduit le promeneur. Gaby, le panorama, il s'en tape. Il a bien d'autres soucis en tête et il n’est pas parti en balade.
Parvenu dans la banlieue de Rouen, il bifurque vers sa prochaine étape. Les noms des sorties évoquent la douceur er le luxe de la côte normande, Trouville, Deauville, Cabourg. Il traverse Caen, la cité aux cents clochers, sans s’arrêter. À peine jette-t-il un regard sur la forteresse médiévale dressée sur un piton rocheux. De partout, on retrouve les traces de ce qui a fait la richesse de la capitale des Ducs de Normandie, la pierre blonde, dont les carrières, fermées au début du vingtième siècle, s’étendent sous la ville. Le monarque à la double couronne, Guillaume le Conquérant, l'exporte massivement pour construire les grands bâtiments d'Angleterre puis, plus tard, on s’en sert pour les premiers gratte-ciels de New York.
Sur l’A84, il roule enfin vers Avranches, dernier stade de son voyage. De là, il regagne Pontorson par la nationale menant à Saint Malo. Il est fourbu. Il est arrivé à la limite des préconisations recommandées par la sécurité routière mais sa Mercedes est sûre et confortable. Il entre enfin dans la ville frontière des Marches de Bretagne par le Nord. A sa droite, il découvre le successeur du célèbre pont du Moyen-âge, détruit depuis longtemps, qui a donné son nom à la vieille cité . Sous ses trois arches aux parapets fleuris, le Couesnon coule entre des berges verdoyantes s'inclinant en pente douce. Ses eaux boueuses s'allongent paisiblement jusqu'à l'estuaire du Mont Saint Michel.
De son passé glorieux, la ville, mutilée après la seconde guerre mondiale, a réussi à conserver son église, Notre Dame de la Paix. édifiée sur le vœu de Guillaume et bâtie par les mêmes compagnons qui ont construit l’Abbaye romane du Mont Saint-Michel. Au delà du pont, Gaby roule quelques minutes sur la rue Couesnon. Il repère une auberge, le relais Montois. Avec son toit d'ardoise et ses trois lucarnes à chevalets, elle l'inspire assez pour vouloir s'y arrêter pour peu qu'il leur reste une chambre, difficile à trouver en haute saison. Il est à peine dix sept heures. Les nuages ont obscurci le ciel et l’air est chargé d’humidité. Ça le change de la chaleur étouffante de la capitale. Des places de parking sont offertes aux clients de passage. Il se gare sur l'une d'entre elles sans demander la permission.
La démarche volontaire, il franchit le seuil de l'hôtellerie et traverse la salle d'accueil lambrissée de bois fauve. Le réceptionniste, un grand gaillard aux yeux clairs et à l’accent traînant de Normandie, le reçoit fort aimablement. Il lui propose l’unique chambre disponible. Pour une seule nuit, précise-t-il, ensuite elle est réservée. Ça l’arrange. Il ne compte pas s’éterniser dans le coin.
La chambre est coquette avec son grand lit à la tête et au pied décorés d’un motif printanier et d’une farandole de couleurs vives. La vaste salle d’eau est équipée d’une baignoire et des tableaux du Mont Saint Michel décorent les murs. La porte fenêtre s’ouvre à l’arrière de l’établissement. La vue plonge vers un parc. Au-delà de la grille en fer forgé, un vieil arbre au tronc noueux semble occuper une bonne partie de l’espace. Tout concourt au repos du voyageur mais Gaby n’est pas là pour se prélasser. Il place son sac dans l’armoire sans prendre la peine de ranger ses affaires et redescend aussitôt. Sur le comptoir de la réception, il rafle un plan de la ville.
La rue du Cheftel est située juste derrière l’église. Le grassouillet Garrigue lui a refilé le numéro de téléphone des Lebrun. Toutefois, il préfère se rendre chez eux à l'improviste. Histoire de ménager l’effet de surprise. Il se doute aussi que, vu la qualité du disparu, ses communications sont mises sous écoute et il ne tient pas à donner prise au moindre soupçon. Délaissant la rue principale, il s’enfonce dans le centre ville. Il marche d’un bon pas à travers l’entrelacement des venelles étroites. Il se retrouve très vite sur la place qui tient lieu de parvis à Notre Dame de la Paix. Les flèches surmontées de poivrières ont conservé leur allure médiévale. Il ne s’attarde pas à admirer l'harmonieux ensemble architectural de ce monument roman rehaussé de gothique. Il n’a pas le temps de se livrer au plaisir du tourisme. Il contourne l’église pour rejoindre la rue des Fossés.
Il s'aperçoit aussitôt du caractère agreste de cette commune de moins de cinq mille habitants. A une centaine de mètres de la Mairie, en plein centre, derrière l'école communale, il y règne une atmosphère de village. On y sent presque l'odeur des foins et du crottin. La rue du Cheftel est une simple traverse longue d'une centaine de mètres. D'un côté s'allonge le mur d'enceinte d'un bâtiment massif et de l'autre, se nichent un gîte rural et une maisonnette d'un seul étage aussi trapue qu'une ferme, le domicile d'Antoine Lebrun. En songeant à la carrière de son ancien patron, il ne peut s'empêcher de penser que ce modeste logis est indigne d'un grand serviteur de l’État. Au fond, il ne connaît pas ses goûts. Dans son éternel complet trois pièces de couleur sombre, il aurait pu autant passer pour un condottiere que pour un VRP. L'homme est si mystérieux que Gaby se voit même incapable de lui donner un âge. Tout ce qu'il sait de lui se résume à la certitude de pouvoir toujours compter sur son sens de l'honneur et de la justice. Il ne l'a jamais laissé tomber y compris dans les situations les plus scabreuses. Aussi, s'il se trouve à présent en danger, Gaby se voit dans l'obligation de lui porter secours.
Une clochette est suspendue au portail de bois. Il en tire le cordon. Au bout de quelques secondes, une voix féminine l'invite à entrer. Le portail s’entrouvre automatiquement sur un verger de pommiers. Un hectare de bocage au milieu de la ville. La richesse prend parfois des formes subtiles. Il comprend mieux l'attrait de Lebrun pour ce coin de verdure. Il longe le jardin. Les pommes rouges sang sont déjà mûres. Bientôt, on en tirera le jus pour le mettre en barrique.
Une femme se tient sur le perron. Elle est grande, porte une longue robe à bretelles, des cheveux gris coupés en carré et la soixantaine rayonnante. Il émane d’elle un aura de beauté et de dignité.
«Permettez moi de me présenter, Madame Lebrun?, l’aborde Gaby, commissaire divisionnaire Lambert, j’ai travaillé sous les ordres de votre mari.»
La sexagénaire esquisse un pâle sourire.
«Je vous connais de réputation, commissaire, mon mari ne tarit pas d’éloges à votre sujet. Entrez, je vous prie.»
L’intérieur de plain pied semble aussi vaste que son propre logement à la différence près qu’il est divisé en différentes pièces se répartissant de part et d’autre de la salle à manger au milieu de laquelle trône une monumentale cheminée centrale en fonte qui, en plus de présenter un double foyer vitré, a la particularité d'être rotative. Un luxueux canapé d’angle ovale offre le confort de son cuir blanc sur une structure de sapin massif. Il entoure une table ronde en onyx. Quelques tableaux contemporains sont suspendus aux murs. Gaby, lui-même amateur d’art, reconnaît un Frank Stella et un paysage de John Olsen . C’est à ces détails qu’il apprécie la saveur du bon goût et de la fortune.
Madame Lebrun l’invite à s’asseoir sur le canapé.
«Que puis je vous offrir, commissaire?
-Je veux bien une tasse de café, Madame, si ça ne vous dérange pas.»
Il reste surpris de sa requête. Il est devenu sobre. En d’autres temps et en d’autres occasions, il aurait opté pour un verre de whisky, de préférence du Chivas. Mais il veut donner bonne impression à son hôtesse. Pendant qu’elle s’affaire dans la cuisine, il essaie de comprendre pour quel motif un homme aussi puissant s’est retiré au fin fond de la cambrousse, si loin des zones de pouvoir. Quand on a hanté pendant si longtemps les cabinets ministériels, on ne prend jamais complètement sa retraite. Madame Lebrun est revenue un plateau à la main. Elle le pose sur la table basse. Tasses de fine porcelaine et sucrier en cristal. Dans ces accessoires se loge tout le raffinement de la bourgeoisie. Contraste encore plus saisissant avec le choix du couple pour leur lieu de résidence, une ancienne chaumière dans une ruelle de village. Si sa femme, en épouse aimante, s’est contentée de le suivre, quelle mouche a piqué le conseiller pour se terrer ici? Madame Lebrun, assise en face de lui, la tête haute, l’interroge du regard.
«Madame, commence-t-il, quand j’ai appris la disparition de votre mari, j’ai cru de mon devoir de vous apporter mon aide sans interférer dans l’enquête de police. Cela va de soi.»
Elle hoche la tête tristement ce qui laisse tout loisir à Gaby de poursuivre.
«Puis je savoir où vous en êtes?
-Cela fait maintenant trois jours que mon mari a disparu et je n'en ai plus aucune nouvelle. La police non plus. A cette heure même, ils n'ont retrouvé ni sa trace ni celle de sa voiture et ils n'ont aucune piste.
-Avait-il une raison de disparaître?
-Que voulez vous dire par là, Monsieur Lambert?, s'étonne-t-elle.
-Poursuivait-il, par exemple, des recherches sur une vieille enquête non résolue?
-Pas du tout., assure-t- elle d'une voix ferme, il a décidé de tirer un trait définitif sur le passé. Vous savez à soixante sept ans après une carrière de plus de quatre décennies au service de l’État, il n'a plus qu'une envie, s'occuper de ses passions et de moi., ajoute-t-elle en baissant pudiquement les yeux, Nous sommes un vieux couple sans enfants et c'est notre amour réciproque qui nous sert d'horizon.»
Gaby reste sceptique. S'il ne doute pas de la sincérité de son interlocutrice, lui, le célibataire endurci, ne croit pas trop à la permanence du feu amoureux. Les habitudes se transforment vite en lassitude et le tout constitue le sable qui éteint les incendies les plus tenaces. Si ce n’est pas le cas de Madame chez qui il devine une ardeur toujours vivace, se pourrait être celui de Monsieur. Ne parvenant à trouver des euphémismes, il y va franco.
«Aurait-il pu s'enfuir avec une femme?, lui demande-t-il abruptement.
-Je suis déçue!, proteste-t-elle visiblement outrée, je pensais que vous l'estimiez d'avantage.
-Pardonnez moi, Madame., s'excuse-t-il gêné, J'ai appris à apprécier la probité professionnelle de votre mari mais j'avoue ignorer tout de ses sentiments et de son intimité. J'essaie seulement de trouver des raisons à son absence. Pouvons-nous continuer?
-Je vous en prie, Monsieur Lambert, lui rétorque-t-elle rassérénée.
-Abandonnons cette piste, voulez-vous? Comme vous, je ne la crois pas crédible. En revanche, a-t-il suscité des inimitiés dans le milieu politique?
-Aucun. Il a quitté le ministère sans la moindre rancœur et avec les honneurs dus à sa longévité et à ses services rendus. Il connaît trop bien les rouages de l'administration pour s'opposer à ses décisions. Le BCS avait fait son temps. Il ne s'est pas opposé à sa dissolution. Il est seulement navré que vous en ayez subi les conséquences.»
Cette dernière remarque donne à penser que Lebrun ne cache pas grand chose à sa femme. Pourtant, il existe bien une cause à sa disparition.
«Vous m'avez parlé de passions., poursuit Gaby, Pouvez vous m'en dire plus?
-Depuis l'enfance, il s’intéresse à l'observation des oiseaux. C'est ce qui nous a poussé à vendre notre appartement parisien pour venir vivre dans la région. Vous l'ignorez peut-être mais, la réserve ornithologique des marais de Sogéal est un site d'importance internationale principalement pour le rassemblement des populations de canards Pilet et de sarcelles. De plus, Antoine est féru de récits historiques et la Normandie se place au carrefour de l'histoire sur une période qui s’étend du Haut Moyen Age jusqu'à la seconde guerre mondiale.»
Le commissaire observe un moment de silence. Même si les réponses ne sont pas celles qu'il attend, il accepte leur vérité. A chacun son hobby. Celui de Lebrun n'est pas plus farfelu que le sien qui consiste à passer en boucle des grands airs d'opéra.
«Pourrais-je jeter un œil dans son bureau?, finit-il par demander.
Elle se lève avec grâce en retenant les pans de sa robe et le conduit vers l’unique porte qui s’ouvre au fond de la salle de séjour. Elle en pousse à deux mains le double battant. Gaby découvre une grande pièce pourvue de portes fenêtres sur trois côtés et donnant sur un jardin d’hiver parsemé de roses trémières. Un endroit idéal pour réfléchir et écrire. Un secrétaire de bois brun trône en son milieu. Sur deux pans de mur, montent jusqu’au plafond de hautes bibliothèques chargées d’ouvrages. Le tout donne l’aspect d’un cabinet de la Renaissance ou des Lumières à l’exception de l'immense écran tactile de 24 pouces posé sur une table d’angle. L’unité centrale n'est pas à sa place. La PTS l’a emporté pour l’examiner, lui souffle Madame Lebrun. Aux murs, des aquarelles d’oiseaux parmi lesquelles l’Esquimaux Curlew, une gravure originale d’Audubon colorée à la main.
Gaby ouvre un tiroir du secrétaire. Des cartes et des graphiques y sont entassés. Il en consulte quelques uns. On peut y lire l’emplacement des sites de nidation et des trajets de migration d’espèces différentes. Ce type est vraiment un passionné. D’autres cartes l’intriguent d’avantage. Elles sont beaucoup plus anciennes et elles sont illustrées de dessins donnant l’illusion d’une vue tridimensionnelle. Finalement, notre siècle n’a rien inventé. On y voit la baie de Saint Michel recouverte de forêts et hérissée de deux collines, le Mont Tombe et la Tombe d’Hélène. Des croix tracées postérieurement, peut-être par Lebrun lui-même, désigne des emplacements précis.
Se fiant peu à sa mémoire, Gaby sollicite la permission de photographier. Elle lui est accordée. Il cliche l’ensemble des documents avec l’appareil photo de son smartphone pour les étudier à tête reposée. Il a une dernière question à poser à Madame Lebrun.
«Savez-vous exactement où se rendait votre mari? Je présume que le marais est étendu. A-t-il des secteurs privilégiés
–Vous présumez bien, Monsieur Lambert, la réserve couvre cent soixante quinze hectares, lui répond elle en sortant un plan. D’après ce que m’a expliqué Antoine, il allait patrouiller dans la zone Sud près de ce poste d’observation, lui désigne-t-elle sur la carte.
-Je vous remercie Madame Lebrun. Je vais vous laisser vous reposer. Dès à présent, je me mets en chasse et je vous promets de vous ramener des nouvelles le plus vite possible.
-J’ai confiance en vous, commissaire. D’après Antoine, vous êtes le meilleur.»
Sur ces mots flatteurs, il prend congé. La grosse cloche de Notre Dame de la Paix annonce déjà dix neuf heures. Il lui reste un peu plus de deux heures de clarté pour poursuivre son enquête jusqu’au marais. Il est pressé de rejoindre son hôtel. S’il avait été plus attentif, il aurait pu apercevoir deux hommes cachés dans l’encoignure d’un portail. Les gus le laissent passer avant de lui emboîter le pas.
Gaby a regagné le parking. Il néglige de remonter dans la chambre pour récuperer son Sig Pro dans le sac de voyage. Rien ne lui indique qu'il en aura besoin. Il consulte la carte. Une douzaine de kilomètres le sépare du village de Sacey. De là il pourra s'enfoncer dans la réserve aux alentours du gué Ferrier. S'il en croit les indications de Madame Lebrun, le poste d'observation s'y trouve tout proche.
Dés la sortie de Pontorson, la campagne déroule l'étonnante platitude de ses pelouses couleur opale et de ses champs fraîchement labourés. L'horizon est à peine rompu par la masse ondoyante d'un troupeau de brebis ou par la tour ronde d'un moulin brassant l'air humide de ses larges pâles. Au delà s'étend le marais. Il est constitué d'une vaste prairie rase, inondable, drainée par de nombreux canaux qui permettent la gestion des niveaux d'eau. En bordure du Couesnon, il est entouré de quelques haies bocagères et de rideaux de peupliers. Les lieux ne sont pas déserts. La réserve est très largement fréquentée par les oiseaux marins du fait de la proximité de la baie du Mont Saint-Michel et en hiver par de nombreux palmipédes, des Colverts, des Siffleurs, des Pilets, et des Sarcelles. Au printemps, la zone se recouvre d'eau, ce qui attire des myriades d'oiseaux en étape migratoire. La Cigogne blanche niche dans les environs. Le marais lui sert de garde à manger. Dans ses eaux peu profondes, elle trouve toutes sortes de mets succulents, des alevins de brochets à profusion, des rainettes et des libellules qui sillonnent de leur vol gracile les bouquets d'iris et les touffes de quenouilles. En période estivale, son herbe grasse, en dépit des sécheresses, lui permet de conserver un usage de pâturage collectif où se côtoient divers animaux comme les bovins, les chevaux et les oies. Il est parcouru aussi par plusieurs centaines de touristes.
Gaby arrête la berline en face de la passerelle de bois enjambant le fossé circulaire qui délimite la zone exclusivement pédestre. Il scrute le paysage au plus loin que porte sa vue. Il se trouve à quelque cent mètres d’une vaste étendue d’eau, la Mare. Tout autour, à intervalles réguliers, on a bâti des chaumières. Quelques unes, abandonnées, ont perdu leur toiture. Certaines conservent encore leur couverture de paille, d’autres l’ont remplacé par de la tuile ou de la tôle. Plusieurs langues de terre s’avancent sur l’étang. Au bout de l’une d’elles, Gaby distingue un perchoir surmonté d’une guérite. Il n’est pas équipé pour marcher dans la gadoue. Ses élégants mocassins de daim s’enfoncent dans la terre meuble.
Extraits

extrait numéro 1
L'Écureuil se posa au centre d'une clairière. Le soleil était à son zénith et la météo avait annoncé une journée de printemps radieuse. Pourtant il régnait dans ce sous-bois une pénombre étouffante. Une espèce de brouillard enveloppait les grands arbres d'une gangue mystérieuse venue d'un passé lointain. On en ressentait le pouvoir pénétrant jusqu'au plus profond de son âme. Et ce n'était pas la soixantaine de figurants en costume d'époque qui en atténuaient l'effet. Gaby s'avança vers la scène de crime soigneusement circonscrite par un ruban jaune et par une poignée de gendarmes qui en interdisaient l'accès. En pure perte, au vu du nombre de marques de pas sur la terre meuble. La victime, fauchée par une balle, s'était écroulée au pied d'un chêne. Un homme était penché sur le corps.
Massif, il se leva lourdement. Il devait approcher les deux mètres et peser son quintal et demi. Il avait les cheveux poivre et sel, longs et graisseux, retenus en arrière par un catogan et son menton était décoré d'une espèce de tresse d'une bonne vingtaine de centimètres. Il avait d'avantage l'allure d'un biker que d'un légiste. Seuls ses doigts étonnement effilés indiquaient une agilité propre aux chirurgiens.
«Le professeur Deveau n'a pas pu venir?» l'interrogea Gaby surpris.
il«Et non, mon pote, lui répondit le géant avec une familiarité naturelle comme s'il s'adressait à un ami d'enfance. Deveau est parti à la retraite le mois dernier. C'est moi qui le remplace. Docteur Yvon Bertier à votre service, commissaire. Si nous devons bosser ensemble, appelez moi simplement Doc. Vous savez, pendant vingt ans, j'ai travaillé pour les marsouins[1], j'ai du vouvoyer jusqu'à mon propre fils. Alors les simagrées, j'en ai ma claque.
- Ça me va Doc! Alors qu'avons-nous?
-Le type a été atteint d'une balle en plein cœur. Un tir d'une justesse remarquable. Et vous voyez commissaire, c'est là que je m'étonne.
-Pourquoi, Doc?
-Comment peut-on être aussi précis avec une pétoire pareille?, lui rétorqua-t-il en lui montrant le mousqueton.
-Qu'en concluez vous? -Je vous le confirmerai après avoir extrait la balle et examiné l'arme dans mon labo mais, à priori, je pencherai plutôt pour la main de dieu?
-C'est-à-dire Doc? -Il s'agit probablement d'un regrettable accident.»
Un accident? Gaby n'en croyait pas un mot. Il savait pertinemment que dans les productions cinématographiques, on n'utilisait que des balles à blanc et, par mesure supplémentaire de précaution, des armes au canon modifié. Il avait donc bien fallu qu'une autre main que celle de Dieu eût trafiqué le fusil dans l'intention au minimum de nuire. Quant à tuer? Le Doc avait raison. S'il s'agissait d'un assassin, il aurait été bien prétentieux pour ne compter que sur le seul hasard.
Il prit soudain conscience que, depuis
sa descente d'hélicoptère, il n'avait eu des yeux que pour la scène de crime.
Il leva la tête pour observer ce qui se passait autour de lui. La clairière
était assez vaste pour contenir une dizaine de caravanes et quelques fourgons,
des ''trafics'' de couleurs sombres aux sigles de la Paramount et de Canal+ et
tout autour, une petite centaine de personnes des deux sexes au bord de la
crise de nerf.
(...)
extrait numéro 2
Les branches et le feuillage étaient couchés comme si un troupeau de sangliers s'était esbaudi dans les fourrés. Elle se tourna vers Tahar, ils n'avaient pas eu besoin de parler pour se comprendre. Leurs sens étaient soumis à la même puanteur et à la vision des mêmes traces aperçues dans l'obscurité. En plein jour, elles devenaient beaucoup plus pertinentes. Sur la terre meuble, on devinait des empreintes de pattes munies de redoutables griffes. Leur taille n'étaient pourtant pas plus impressionnantes que celles d'un gros chat. L'appui au sol semblait dissymétrique. On pouvait supposer que la longueur des membres n'était pas identique. Ne possédant pas le matériel nécessaire pour effectuer un moulage, Sabrina s'empressa d'en reproduire le croquis dans son carnet. Pendant qu'elle était en train de dessiner, Tahar lui montra une traînée pourpre s'allonger vers un buisson plus touffu. Ils la suivirent. Ce qu'ils découvrirent leur arracha un cri de stupeur. Ils n'avaient plus besoin de chercher Sanders. Le photographe gisait sur le dos dans une mare de sang. Son visage était à peine reconnaissable, son cou à demi dévoré et ses vêtements en lambeaux comme si tout son corps était passé à l'intérieur d'une déchiqueteuse. Il n’avait pas été réduit en charpie de la même façon que la louve. Tout indiquait que les fauves avaient été interrompus pendant leur repas.
Mais quel animal était assez puissant et vorace pour laminer le corps d’un homme? Tahar songeait à de grands nettoyeurs tels que les hyènes. Toutefois, les empreintes laissées sur place ne correspondaient pas à celles de ces charognards et une hyène aurait été visible de très loin. Une visite au parc animalier s’imposait de plus en plus.
Pour l’heure, Sabrina prenait la direction des opérations. Elle appela Gaby pour lui signaler que l’on avait retrouvé Sanders et envoya un gendarme récupérer auprès de Bertier un ''sac à viande''. Il était inutile d’affoler tout le monde en exhibant le cadavre du photographe. En général, sur une scène de crime, on ne déplaçait pas un corps avant l’arrivée de l’équipe scientifique mais elle avait relevé tous les indices et pris quelques photos avec son smartphone. Bertier serait plus à l’aise pour examiner la victime dans son labo de campagne. Elle ne le savait pas encore mais, dans la précipitation, elle venait de commettre une erreur de débutante. Elle n'avait pas procédé à une recherche d'empreintes digitales. Elle s’assit à côté de Tahar sur une pierre plate. Les bois avaient retrouvé leur remue-ménage familier. Tout près, on entendait le cri sonore, râpeux et éraillé d’un geai des chênes auquel répondait le chant mélodieux d’une pie-grièche. Un Pic Vert les accompagnait du claquement caractéristique de son bec sur le tronc d’un arbre et de loin en loin, se répercutait le brame d’un cerf. Apparemment, la présence de prédateurs ne troublaient pas la quiétude de la forêt. Elle interrogea Tahar du regard.
«À quoi penses-tu ?, finit-elle par lâcher.
-Au comportement de ces animaux tueurs. On dirait qu’ils sélectionnent leurs victimes à la manière de la Bête de jadis. Écoute autour de toi. Tout est paisible. Si réellement, des terribles prédateurs sévissaient dans le coin, le peuple de la forêt devrait se terrer en silence ou fuir dans tous les sens. On dirait que ces monstres surgissent et disparaissent aussi rapidement que des fantômes. Mais, je ne crois pas à l'existence des spectres. J’y vois plutôt là-dessous la main de l’homme. De deux choses l’une, ou ils sont dressés ou on les enferme pour les utiliser au bon moment. Ce qui nous ramène à la légende. Quelqu’un reproduit ce qui est arrivé il y a deux cent cinquante ans presque à l'identique. J’en suis persuadé.»
extrait numéro 3
Quand il avait vu arriver les gendarmes, Ernesto avait eu la tentation d’enjamber la clôture et de s’enfuir mais il était coincé. Il se contenta de les accueillir d’un sourire édenté. On n'aurait pas pu lui donner un âge précis tant la vie l’avait abîmé. Le front dégarni, le visage émacié et les yeux de fouine enfoncés dans les orbites, il portait une salopette à la propreté douteuse sur laquelle il essuya ses pognes ensanglantées. Il venait d’écorcher un lièvre et il aurait du mal à le nier. Les gendarmes n’étaient pas venus pour ça. Il le comprit aussitôt quand Ange s’avança pour lui serrer la main.
«Toujours en train de rapiner, l'ami! Tu sais pourtant qu'il est formellement interdit de prélever quoi que ce soit dans les forêts domaniales.
-Il faut me comprendre, chef, se justifia le bougre, ce ne sont pas les maigres revenus des travaux à la ferme qui parviennent à me nourrir.
-Au fond, Ernesto, tes petits trafics me sont indifférents mais méfie toi, les gardes forestiers ne seront pas aussi coulants que moi. Où poses-tu tes collets?
-Dans la partie touffue de la forêt de Mercoire. Le gibier y est abondant depuis que plus personne n'y pénètre.
-Tu n'as pas peur d'y faire de mauvaises rencontres?
-A quoi pensez vous chef?
-Aux loups!, lui répondit le capitaine.
L'Italien se fendit d'un grand éclat de rire.
«Vous plaisantez, chef. Ils ne s'aventurent pas en plaine. Il restent sur les hauteurs et leur territoire s'étend plutôt du côté du Mont Lozère.
-Gaston nous a pourtant affirmé que ses troupeaux ont été attaqués.
-Ces paysans, ils sont pleins de fantasmes. La Bête leur a mangé la tête. A chaque incident, ils croient y voir la marque du loup. Depuis plusieurs mois, ils s'amusent à poser des pièges partout au risque de blesser les promeneurs. On en trouve même tout près d'ici à l'orée de la forêt aux alentours de l'ancien orphelinat des Choisinets.»
L'évocation de pièges à loups tilta dans le cerveau de Da Costa. Le légiste en avait parlé à propos de la mort de la louve et de la jument.
«Tu peux nous les montrer Ernesto?»
L'autre, réalisant qu'il s'en tirait à bon compte, ne se fit pas prier. Il suivit docilement les gendarmes dans la jeep.
Le site des Choisinets était visible de loin. Les ruines de deux vieilles tours datant pour l'une d'entre elles du douzième siècle restaient les seuls vestiges du château médiéval. En 1851, l’abbé Favier avait acquis le domaine afin d'y établir un orphelinat. Il avait agrandi la construction originale en y ajoutant un imposant corps central de trois étages, une église édifiée entre 1864 et 1872 et un couvent de femmes. Les lois de 1905 sur la laïcité avaient signé l'arrêt de l'institution. Les religieux furent contraints d'abandonner les lieux en 1908 et l’orphelinat devait définitivement fermer ses portes en 1924 à la suite d'un incendie. Devenus dangereux, le site était désormais interdit au public et entouré d'une clôture.
Ernesto conduisit les gendarmes aux abords de la forêt. Il essaya de retrouver l'emplacement des pièges. En vain. Ange montra des signes d'impatience.
«Je ne vous ai pas raconté des craques, chef!, bredouilla le Piémontais, parfois, ils y sont, d'autres fois, ils disparaissent. On dirait qu'on s'ingénie à les déplacer sans cesse.»
-Et tu prétends qu ça fait plusieurs mois que tu as découvert ces pièges.
-Oui, chef, et l'on entend aussi des bruits étranges dans la forêt. Cet hiver, je suis même tombé nez à nez avec une boule de poils qui s'est enfuie dans les buissons sans demander son reste. Franchement, je n'ai pas reconnu l'animal.»
Ange se demandait si le gredin était à jeun ce jour là. Il s'apprêtait à remonter dans la jeep quand il avisa un orifice béant dans le grillage. Les tiges métalliques avaient été fraîchement découpées à la pince.
«Ce ne sont pas des mômes qui se sont amusés., dit-il à ses hommes, allons visiter les lieux.»
Ernesto recula en se signant.
«Que se passe-t-il, l'ami?, lui demanda le capitaine, quelques vieilles pierres t'effraient à ce point?. Je te croyais plus courageux.
-Cet endroit, chef, sent le malheur de tous ces gamins enlevés à leurs parents par l’Église.
-Reste ici si tu veux mais tu confonds tout dans ta tête. Nous ne sommes pas au Canada. Rien n'indique qu'il ne s'agissait pas d'un vrai orphelinat.»
Au demeurant, dans un état laïque, l’Église n'était pas la seule à pratiquer l'adoption forcée. Ange se mit à penser aux enfants réunionnais de la Creuse.
Sans hésitation, il franchit la clôture. L'herbe folle avait envahi le terrain et poussait entre les blocs de pierre détachés des ruines. Curieusement, c'était le bâtiment principal qui avait le plus souffert. Seuls la façade et les trous vides des fenêtres ouverts comme des yeux aveugles se dressaient encore. Du troisième étage, il ne subsistait plus qu'un chapiteau corinthien. A droite, la tour médiévale avait perdu sa coiffe. A gauche, l'église paraissait presque intacte avec sa croix rouillée et tordue au sommet de sa flèche et ses trois carillons pendues sous son portique de facture espagnole. Ange et ses hommes ne s'approchèrent pas de la façade branlante. La tour et la partie conventuelle encadraient une cour intérieure. Ils y jetèrent un œil. Le sol était accidenté, traversé de racines enchevêtrées et recouvert d’un manteau de feuilles mortes. Au beau milieu, un creux formait un bassin rempli d’une eau stagnante mais l’odeur nauséabonde ne provenait pas de ce bourbier. Dans un coin, tout contre l’enceinte de l’ancien monastère, les gendarmes découvrirent un cloaque composé d’os broyés et de lambeaux de chair en putréfaction. Muni d’une branche, Ange souleva un fragment pour l’examiner. Apparemment, il s’agissait des restes de petits mammifères. Leur accumulation rappelait les charniers que l’on trouvait généralement à l'entrée de la tanière des loups mais le capitaine en doutait. Une meute n’aurait jamais établi son repaire à proximité d’habitations humaines dans un lieu ouvert aux quatre vents. En général, elle se montrait plus discrète et investissait des grottes en hauteur. De toutes façons, quels que fussent ces carnassiers, ils n’étaient pas à l’origine de l’ouverture pratiquée dans la clôture. Le capitaine n'était pas superstitieux, pourtant, en cet instant, des visions fantastiques l'assaillirent. Dans son esprit, il voyait clairement l'image d'une créature mi-humaine mi-animale. Il lui fallait bien admettre que le mythe du loup garou habitait encore ces terres sauvages. Il écarta ces pensées saugrenues et ordonna à ses hommes de rebrousser chemin. Ils n'étaient pas assez nombreux pour explorer les bois.
[1]Fusiliers marins
L'or maudit de Forcalquier

Fatigué par la route, il laissa ensuite ses deux partenaires en tête à tête pour aller se reposer. Tandis que Tahar entreprenait des recherches sur le net, Lilou, encore toute étourdie par le plaisir de la découverte, décida d'aller piquer une tête dans la piscine.
Resté seul, le mentaliste tentait de synthétiser les données du problème. Deux meurtres d'enfants mystérieux, des familles altermondialistes, une vieille cité de la Provence profonde, une croix celtique et un fasciste chilien. Quel rapport pouvait-il exister entre tous ces éléments? Il y avait forcément des liens. Il en voyait déjà un.
Jusqu'à présent, personne ne s'était préoccupé de l'existence de Longo Mai dans les environs. Cette association d'inspiration libertaire, fondée dans les années soixante-dix sur les principes de l'Internationale Anarchiste, militait pour l'accueil des migrants. A la chute du gouvernement Allende, elle avait reçu un bon nombre de réfugiés politiques chiliens. Son soutien aux mères de la place de Mai restait toujours d'actualité. Comme l'avait souligné Lilou, seize ans plus tard, après le départ de Pinochet, on avait assisté à une seconde exode, toutefois moins massive.
Les derniers arrivés auraient pu se dissimuler dans la cohorte des premiers. Pour leurs hôtes français, il n'était pas facile de différencier le bon grain de l'ivraie, le militant socialiste du militant nationaliste.
Quant à la croix celtique, si elle avait été adoptée par l'Extrême Droite, il ne fallait pas oublier qu'elle était aussi, dans sa version occitane, l'emblème des mouvements indépendantistes. On retrouvait là toute la matière de ce combat sans fin de la lumière contre l'obscurité, juste à la lisière de deux mondes, au moment improbable où les lueurs de l'aurore se confondaient avec les feux du couchant.
Il était perdu dans ses pensées quand il vit revenir Lilou, les cheveux aux boucles rebelles ruisselantes de fines gouttelettes et le visage illuminé par un sourire enfantin. Il se réjouissait de la savoir heureuse et détendue. C'était étonnant après le drame qu'elle avait vécu. Tahar admirait ce pouvoir de résilience propre aux peuples martyrs. Dehors, les insectes nocturnes grésillaient dans la pénombre. Il était temps d'aller se coucher. La journée du lendemain s'annonçait passionnante et il voulait être en forme pour en savourer tout le sel.